Témoignage de Tatyana – guerre du Donbass

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Témoignage de Tatiana
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L’élan vital

Guerre du Donbass-Ukraine, 2014, conflit en cours
Tatyana, Ukrainienne
En 2014, Tatyana a 33 ans et vit avec son époux en Ukraine, à Donetsk exactement, dans le Donbass. Ils ont une petite fille de trois ans, Antonina.
Tatyana est alors fonctionnaire de l’État dans le social, son mari s’occupe des affaires privées d’une personne du gouvernement. Ils sont jeunes. Une
vie souple et douce se dessine devant eux. Comme toute sa famille, Tatyana parle russe. Le français est une langue qu’elle n’a jamais apprise. La France n’existe qu’au lointain et n’est même pas un horizon à contempler.

En 2014, suite à des manifestations qui débouchent sur une insurrection, la guerre éclate. La région du Donbass est le cœur du conflit armé. L’Ukraine est divisé entre l’Est d’un côté et l’Ouest de l’autre. Au milieu de tout cela, l’armée Russe. Et les habitants de Donetsk.

— Pourquoi tout cela a commencé ?

— C’est très compliqué. Selon les infos sur internet, les deux côtés du conflit étaient Ukraine et Russie. Mais moi, je ne sais pas. J’ai vu les soldats ukrainiens des deux côtés du pays. Quelle est la raison de cette incompréhension entre gens d’un même peuple ? Je ne sais pas non plus pourquoi la Russie et l’Ukraine se font la guerre. On n’a rien, ni pétrole, ni richesse. Ukraine contre Ukraine ou Russie contre Ukraine. Il y a deux points de vue. Je ne sais pas. J’ai oublié en arrivant ici.

Tatiana ne peut plus se souvenir. Sa mémoire a effacé certaines traces du passé. Pour se rappeler, elle se fie à ses sens, rappels organiques et non cérébraux. Une mémoire vive et biologique.

— Comment tout cela a commencé ?

— On a vu les soldats passer et des avions au-dessus de la tête. A midi, je faisais ma pause, je rentrais chez moi déjeuner et j’ai vu l’avion. La télévision a annoncé la guerre. Mes yeux et mes oreilles ont vu et entendu, jour et nuit, non stop, les bruits de la guerre. On a vécu de nombreuses attaques contre l’école, l’hôpital, les habitations. La vie quotidienne était perturbée par les bombardements et les tirs d’armes à feu. Chaque jour on entendait les bruits. On a vu des chars qui passaient par les rues et au-dessus de nous, les avions. C’était trop compliqué de vivre dans ces conditions, encerclés par les engins de guerre.

Son mari qui travaillait pour le gouvernement, a subi des répressions à cause du conflit. Ils n’ont pas supporté et sont partis se cacher chez leurs parents, dans les sous-sols, enfermés jour et nuit dans la maison. Tatyana a dû quitter son travail. Six mois sous les bombes, les feux, la peur et l’insupportable se fait chair. Ne pas rester sur place, à l’arrêt, ne plus être une cible qui attend la mort. Etre en mouvement pour ne plus être un point de mire.

En une nuit, leur vie bascule. Ils décident de partir. Le mouvement est en marche.

— Comment l’idée de départ est-elle venue ?

— Ma fille était en danger de vie. Je n’ai pas réfléchi. On s’est couché et le lendemain matin, on a rassemblé quelques affaires. dans trois valises. On avait juste ça, trois valises, un peu d’argent donné par les parents. C’est tout. Aucun bijou, rien. C’était ma décision de tout quitter, de tout abandonner. En partant, on n’était pas au courant de là où nous allions. On pensait à la Russie ou à la Bulgarie. J’avais une seule idée dans ma tête, sauver la vie de ma fille.

— Comment êtes-vous partis ?

— Tout a été très rapide. Dans notre pays, il existe une station service avec des conducteurs de poids lourds. On a demandé à un chauffeur si on pouvait monter pour qu’ils nous conduisent loin. On ne savait pas où nous allions. On a donné beaucoup d’argent. Il n’a pas dit où il allait mais je remercie ce monsieur qui a accepté. Il y avait des risques. J’étais avec une petite fille de trois ans. Nous étions enfermés dans un camion pendant trois jours et ne pouvions sortir que la nuit pour les besoins intimes. Ma fille a été malade. Je n’ai pas quitté mon pays, j’ai quitté un conflit, une guerre. C’est tout.

Le courage s’impose. Il ne se décrète pas et n’est pas héroïque. Il est l’acte qui sauve, l’élan vital qui commande. Pour Tatyana, le départ s’éprouve comme une évidence. Quand elle monte dans ce camion, elle ne sait pas où il la mène. Le parcours et la destination importent peu. Enfermée avec sa fille et son mari, elle n’en descend qu’à la nuit. L’obscurité est pareille à une armure discrète. Le noir est l’invisibilité nécessaire pour ne pas se faire repérer et ne pas revenir à la case départ. Endurer la séparation d’avec sa terre matricielle, éprouver dans son cœur la douleur des adieux, Tatyana n’y pas pensé.

Le camion roule et plus il roule plus sa fille est sauvée. Plus il roule, plus il s’éloigne de la guerre, des bombardements, de l’horreur.
Tatyana n’a pensé à rien d’autre. Ni aux douleurs liées à la séparation d’avec ses parents et son pays qu’elle ne reverra plus, ni à l’inconnu qui se profile devant elle, ni aux risques, ni aux larmes qui coulent sans cesse. Au moment du départ, seul compte le départ. Le rythme est celui du camion qui les conduit loin de la guerre. Le temps est le présent et l’espace est le mouvement. Le reste ne compte pas.
Après trois jours et trois nuits, le camion s’arrête. A leur descente, ils voient un immense Lion Bleu, bleu comme le ciel, sculpture totémique, annonciatrice de force et repère d’une nouvelle vie. Ils sont à Bordeaux, place Stalingrad. Ils sont sauvés, loin de la guerre. Mais aussitôt d’autres difficultés commencent.

— Étrangement, je n’ai pas trop de souvenirs de cette période quand nous sommes arrivés en France. C‘est un peu incompréhensible de ne pas en avoir, mais tout était nouveau et c’était très dur parce qu’on ne savait pas ce que la France pouvait nous donner comme protection. On ne parlait pas Français, seulement russe. Qu’allions nous devenir ?

Avec une petite carte téléphonique achetée avant le départ, ils appellent un organisme de réfugiés qui les recueille. Ils y resteront un an, puis partiront à Mont de Marsan où ils vivent encore aujourd’hui. Loin de la guerre, Tatyana commence à prendre conscience de ce qu’elle a fait.

— En partant j’ai eu peur bien sûr et je pleurais beaucoup. Maintenant je comprends, mais avant je ne pensais pas à ce que nous faisions. Pour agir il ne faut pas réfléchir. On n’a pas eu le temps de réfléchir. Le soir tu y penses, le matin tu pars. J’ai agi pour sauver la vie de ma fille, je n’ai pas pensé à moi ni à mon mari. A cause de ce voyage sans fenêtre dans le noir où elle a vomi souvent, ma fille a vécu de grandes difficultés petite. Cela a influé sur son psychisme. Mais je n’ai pas pensé à ces difficultés, je pensais à la sauver parce que sa vie était en danger. Par nature je suis timide mais quand on voit ce que j’ai fait, je suis courageuse. C’était quoi le courage ? Rester ou partir ?

Démarré en 2014, le conflit armé n’a depuis jamais cessé. A cause des bombardements, mille écoles ont été détruites, les hôpitaux aussi. Aujourd’hui tout est anéanti et il n’y a pas d’avenir.

— Je suis triste parce que mon pays me manque. Mais j’ai peur d’y retourner, on ne sait jamais si quelqu’un nous attend. Parfois je rêve que je passe l’Ukraine et aussitôt après que je ne peux pas rentrer en France. Un cauchemar. Nous sommes très heureux aujourd’hui, nous avons du travail et Antonina a même sauté une classe. Mon pays est loin, mais ici, en France, il n’y pas de guerre et le ciel est bleu.

Bleu comme un Lion.