Témoignage de Suzy – 39/45

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Les violettes

Suzy
Seconde guerre mondiale – 39/45
Suzy, fille d’Henriette, petite fille de Johana, sœur ainée d’Annie et plus tard mère de deux filles, est née en 1936, en Gironde dans une famille de femmes. Les hommes, de guerres, en maladies ou en bifurcations, se sont éloignés.
A l’exception d’un seul qui existe toujours vivement dans la mémoire de Suzy ; son parrain, Robert, le frère d’Henriette. Il est l’homme qu’elle a tant aimé. Il est aussi celui que la guerre a pris, celui à la jambe duquel elle s’accrochait petite fille en pleurs, refusant ce départ inutile et incompréhensible. Robert est parti et tout autour de lui, quand il prenait Suzy dans ses bras pour la consoler, des violettes pourpres et timides, jalonnaient le sol.
Une terre fleurie de bleu et des bras qui s’accrochent à un homme adoré qui part à la guerre. Tels sont quelques uns des souvenirs tenaces qui encombrent la mémoire de Suzy. Comment une enfant de quatre ans peut-elle concevoir cet arrachement ? Comment la guerre qui surgit violemment, peut-elle être comprise ? Rien ne prépare à cela. La vie impose alors l’acceptation.
Avec sa mère, sa sœur et sa grand mère, Suzy vivait dans un tout petit village de cent cinquante habitants, en pleine campagne, du nom de St Michel de Lapugade. Loin de tout, elles se pensaient à l’abri. Au fin fond de la campagne que peut-il se passer de grave ? Pourtant entre champs et forêts, c’est du ciel que la guerre est venue.
— C’était au mois de juin 44, les cerisiers étaient en fleurs, nous étions à l’école. Il faisait très beau. Vers 14 heures, la maîtresse nous a dit, dans l’urgence : « Partez vite chez vous, sans vous arrêter et courrez le plus vite possible ». En face de notre maison, il y avait un chêne majestueux, imposant, centenaire et une petite route très étroite qui passait devant. Les résistants sont venus abattre l’arbre pour empêcher les allemands de passer. J’ai vu cette merveille naturelle s’écrouler sous l’assaut des tronçonneuses. Pour la bonne cause. Un sacrifice gorgé d’espoir qui devait nous protéger. Mais les allemands ont contourné l’arbre étendu et avec leurs blindés ont emprunté les champs de terre encadrant la route. L’arbre fut abattu pour rien. Les allemands sont passés, ont piétinés les sols. Rien ne les arrêtait. Les maquisards ont alors dit à ma mère : « Surtout mettez vos enfants en lieu sûr, cela devient dangereux ». Nous sommes alors partis à pied chez une tante à plus de trente kilomètres de là. La peur au ventre dans une marche interminable, direction Foudès avec ma jeune sœur et ma mère qui nous accompagnait pour nous laisser quelque temps à l’abri, loin de ce qui se préparait. La bataille de Lorette commençait. Et durant notre longue marche nous étions sous ses feux.
Mes souvenirs sont ceux de grondements sourds et ininterrompus. Un flot bruyant mais supportable. En réalité des vagues d’avions larguaient des parachutes. Ça tombait de partout, des partisans et des alliés. Puis ça s’est calmé. Quelques heures plus tard, d’autres avions, ennemis cette fois-ci, volaient très bas, au raz du sol, pourchassant ces mêmes parachutistes. Ce jour là, il y eut plusieurs morts. C’était le maquis contre l’ennemi et nous, on rentrait chez nous sous la fusillade qui ne cessait jamais. Avec ma sœur, on entendait les balles siffler au-dessus de nos têtes. Je me rappelle des ces bruits de balles. Et de notre peur. Après cela, c’est le trou noir. Je ne me souviens de rien. Ni de notre logement, ni du lieu précis où nous vivions. Cette marche a tout emporté.
Mon seul souvenir précis reste celui du départ de mon parrain que je n’ai jamais revu.
Comme une prémonition, je pressentais que son absence serait définitive. De toutes mes forces de petite fille, j’ai refusé qu’il parte.
Depuis ce jour, je garde cette injustice et cette douleur en moi.
Quand Robert était sur le front Allemand, il est tombé un peu malade. Une sorte de rhume. Cela nécessitait une visite médicale. Les allemands, censés le soigner, lui ont inoculé la tuberculose. Il a été rapatrié en France à l’hôpital de Purpan, mourant. Sa mère à son chevet, veillant son fils jusqu’à la mort. L’épouse de Robert était là aussi. Elle a eu la mauvaise idée de boire un peu d’eau dans le verre de son mari. Un an plus tard, elle mourrait, elle aussi, de la tuberculose, laissant un enfant de trois ans orphelin, pupille de la nation. Ils avaient 24 et 25 ans.
— Ma grand mère n’a pas eu une vie facile. La première guerre lui a pris son frère et son père. La seconde son fils et sa belle fille. Elle était veuve à 40 ans. La vie ne l’a pas épargnée. Elle a tant souffert.

Une certaine tristesse voile le regard de Suzy. La voix, elle, se révolte devant l’injustice et en même temps se soumet à la réalité, souveraine. La guerre ravage et après elle, le monde quotidien est à jamais brisé. On vit avec des fêlures, que rien ne comble.
Qui peut penser que la guerre ne concerne que les enjeux économiques, politiques, géographiques. Qui ? La guerre chasse des victimes ordinaires, tue l’avenir des gens simples, asphyxie l’horizon. Elle détruit, crée des vides insondables, maltraite la chair et ne cicatrise rien. Seul le temps fait son effet et reconstruit jour après jour une direction.
Aujourd’hui, femme belle et libre, Suzy s’attarde chaque printemps sur de petites fleurs bleues qui jonchent les sols.

Elle n’a jamais oublié les violettes et ne cesse de louer leur beauté farouche. Premières fleurs timides annonciatrices du renouveau, Suzy s’en émerveille
en secret chaque année, perdue dans ses souvenirs.

Personne dans sa famille n’a jamais su que ces fleurs lui rappelaient un homme, un homme adoré.