C’était pas la fin de ma vie, mais presque.
Guerre de Bosnie-Herzégovine, 1992/1995
Suvada, Bosniaque
La Guerre de Bosnie-Herzégovine est un conflit armé international lié à l’éclatement de la Yougoslavie. Elle débute le 6 avril 1992 et s’achève le 14 décembre 1995. Opposant les forces serbes, croates et bosniaques, elle fait près de 100 000 morts — dont la moitié sont des victimes civiles et deux millions de réfugiés. Il s’agit du conflit le plus meurtrier en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a prononcé quatre-vingt dix condamnations dont crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide.
Pour expliquer ce conflit armé, d’emblée,Suvada, bosniaque, 50 ans, insiste sur un point. La guerre n’est pas religieuse, comme le prétend l’Histoire, mais économique. Elle prend racine dans l’éclatement de la Yougoslavie, fédération constituée de six républiques : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Macédoine, le Monténégro, la Serbie (comprenant les régions du Kosovo et de la Volvodine) et la Slovénie. Avant, il n’y avait aucune tension entre les peuples qui vivaient en harmonie. C’était la libre circulation et chacun possédait un seul passeport, le Yougoslave. Une vie bonne jusqu’à ce que la Slovénie décide de son indépendance. Étrangement, en un mois et demi, elle l’a obtenue. Une semaine de combats seulement et de faibles pertes humaines. Ce fut très simple, si simple que les autres pays ont pensé « L’indépendance après tout, pourquoi pas ? » La Croatie l’obtiendra en suivant. C’est là que tout se complique et que la guerre commence. L’union Yougoslave, État Unitaire Slave, vole en éclats. Un ordre nouveau voit le jour sous l’impulsion de Milošević : « Tous les Serbes en un seul État » Ce qui signifie la naissance de la « Grande Serbie ».
Le nettoyage ethnique mené par les Serbes de Bosnie commence alors.
En 1992, Suvada avait 20 ans et ne se souciait pas de ce qu’il allait se passer. Elle vivait légère et naïve, dans un village au nord de la Bosnie. Inscrite à la faculté de droit de Doboj, elle souhaitait travailler à Belgrade et non à Sarajevo.
Pourtant sa mère voulait qu’elle quitte la Bosnie, voyant comme une prémonition, l’enfer se dessiner. Les frontières avec la Croatie étaient encore ouvertes, un départ était possible. Certes, la Bosnie n’était pas reconnue en tant que telle. Le pays était dépendant, sans l’être…
En réalité, tout était flou. Une nuance de gris qui trouble la vue. Notamment celle des bosniaques qui n’ont rien vu venir. Ils n’étaient préparés à rien, à part quelques-uns, pauvres résistants esseulés qui cachaient des armes. Les Serbes eux, les Serbes de Bosnie, les voisins, les amis de toujours, ces Serbes-là, étaient préparés et prêts à frapper forts. Sans armée de leur coté, les bosniaques étaient sans possibilité de se défendre. Et cela n’était pas quelques armes cachées qui pouvaient faire le poids.
En avril 1992 les milices serbes, soutenues par l’armée yougoslave devenue pro-serbe, lancent des attaques de grande ampleur contre Sarajevo. A partir de ce moment là, ils se sont acharnés sur la Bosnie, qui est le cœur de la Yougoslavie. Le pays a vécu dans un bain de sang jusqu’aux accords de Dayton, le 14 décembre 1995.
— Tout a commencé un 6 avril 1992. Je vis alors dans mon petit village, j’ai 20 ans. La guerre a débuté quand les Serbes ont commencé à tirer sur les habitants de Sarajevo. Tout a très vite dégénéré. L’armée Serbe était déjà positionnée. Ils attendaient que le commandant donne l’ordre de tirer. Nous, dans notre village à deux cent vingt kilomètres de Sarajevo, nous apprenons l’attaque par la télé bosniaque. Mais les chaînes captaient mal, on regardait mais nous étions toujours dans le déni total, pas conscients de ce qui pouvait se passer. Que voulez-vous que je vous dise ? On vivait dans un petit village où on se connaissait tous.
On est allés aux mêmes écoles, on a tous grandi ensemble. « Nous, on est soudés ! Cela ne va pas se passer ainsi chez nous !» Voilà ce que nous pensions. Pourquoi les gens que nous connaissons depuis longtemps allaient nous faire ça ? Nous tuer, nous exterminer ? Impossible. Les Serbes de Bosnie, nos frères, ont été manipulés. Le peuple a été obligé de faire une guerre alors qu’il ne le voulait pas. Les Serbes disaient qu’on allait encore vivre tous ensemble, qu’ils n’allaient pas nous faire du mal, qu’on devait dénoncer ceux qui s’armaient… Ils passaient des annonces par radio :« Faites comme on vous demande et tout ira bien, sans mort… » Nous, encore une fois, naïfs, nous les avons cru.
Le 10 mai 92, à 11 heures le matin,ils nous ont attaqué et ont commencé à nous bombarder, jusqu’à 23 heures. Dans le village, il y avait des militaires avec des chars, des véhicules de déploiement.
On n’avait pas de zones de replis comme dans les grandes villes. On était dans la cave d’un cousin.
Ils nous ont annoncés dans la nuit, que nous devions sortir de nos cachettes. Quand on est sortis… L’horreur, le feu, tout était détruit. On sentait l’odeur de fumée, je ne sais pas comment expliquer. On sentait l’odeur de la mort, des animaux qui mouraient. Je ne peux pas expliquer.
On devait se retrouver devant l’école. Là, ils nous disent « Séparez-vous ! ».
Les hommes à part, dès 15 ans. On a vu des adolescents partir.
Il n’y avait que l’horreur, il n’y avait plus rien à part le feu, les ruines et la mort. On était étrangers sur notre terre. On a su que rien ne serait plus jamais pareil. C’était pas la fin de la vie mais presque.
Je voyais arriver des gens blessés, des enfants qui pleuraient. C’était le chaos total, l’incompréhension totale.
Certains hurlaient, cherchaient, appelaient au secours. Des blessés partout. On commençait à entendre le nom de gens tués. D’un côté de la route, les soldats serbes ont pointé leurs armes sur nous. Il fallait obéir, écouter et ne pas poser de questions. Il ne répétaient pas deux fois. Il fallait marcher, marcher, marcher. « Ne restez pas là, marchez ! » nous ordonnait-il. Mais on ne savait pas où aller. On a marché trois kilomètres, et on s’est arrêté devant une usine de produits chimiques. On était à côté d’un village qu’on connaissait très bien. Pourtant, là, on s’est dit: « On est chez les ennemis » On n’avait plus d’amis. A qui s’adresser ? On n’avait plus d’aide. En quelques heures, nous étions devenus des étrangers terrifiés sur notre terre.
Des bus sont arrivés. Fallait-il monter dans le bus ? Je monte avec ma maman ?
Dans mes souvenirs j’avais l’impression qu’on était seules au monde. Même si je voyais des gens que je connaissais, ils étaient devenus des étrangers.
Je me souviens avoir aidé une petite fille qui tremblait comme une feuille. Je lui ai donné la couverture que j’avais prise dans ma cave. Il fait encore froid la nuit en Bosnie en mai. Après 3 km, le bus s’arrête. Je regarde, je connais le village, j’y avais des camarades de classe. Maman me dit qu’elle ne connait personne.
J’ai dit : « Maman, ne te pose pas de question, descends. » Là j’ai compris qu’on était entrés dans l’exil. On y était.
ll fallait sortir de ce cauchemar. Le village est en hauteur, je monte le chemin. Des gens, en pleine nuit, commencent à allumer les lumières et nous appellent « Venez, venez » pour qu’on dorme chez eux.
Du coup, on entre. Ma mère me dit : « Pourquoi es-tu descendue du bus ? » Je lui réponds que là, on est en vie, on cherchera de l’aide demain, au jour. Ceux qui ont continué dans le bus, sont restés sans aide et sans assistance une semaine, dans des conditions dures. Nous, le lendemain, on a pu regagner la maison de ma tante et rester chez elle, une semaine. Mon oncle qui a appris qu’on y était, a pris le risque, par la forêt minée, de venir nous voir. Mon frère, lui, avait été capturé, on ne savait pas où il était. Au bout de quinze jours, on entend dire que tous les hommes du village sont dans une caserne. Moi pendant ce temps, je suis partie à vingt kilomètres, chez mes grands-parents grâce à mon oncle jusqu’à que tout soit encore bombardé. Ils ont remis ça.
En juillet 1993, maman me dit : « Cela ne peut plus durer, tu dois partir. Tu ne peux pas rester ici. » Moi, je ne voulais pas la laisser. Mais elle m’a dit : « Va en Croatie, ton oncle est là-bas. » Elle avait peur. Il y avait des massacres, des filles violées, des femmes mutilées. Je suis donc partie avec ma cousine et son enfant de dix-huit mois. Maman me dit : « Prends le bus, et quand tu seras sortie de Bosnie, tu vas te débrouiller. » On avait cinquante euros chacune. Les Serbes prenaient tout. On devait leur donner nos bijoux. Ils coupaient les doigts s’ils voyaient une belle bague. C’était des barbares. On vivait des choses qu’on ne voit que dans les films. On vivait l’horreur absolue.
J’étais donc en exil en Croatie, dans un camp de réfugiés. Là ma tante, qui vivait en France, est venue me chercher. Je lui avais écrit pour lui demander de m’envoyer un colis de premières nécessités parce que je n’avais rien. Un samedi matin, elle est arrivée, je ne m’ y attendais pas. Elle m’a dit : « Tu ne restes pas ici. » J’avais 21 ans, nous étions en 1993 et je suis donc arrivée en Alsace, puis au Pays Basque car mon frère y vivait. Ancien prisonnier de guerre, il avait eu le choix une fois libéré, entre le Canada, la Suisse ou la France. A cause du rapprochement familial, j’ai pu le retrouver.
Suvada dit être passée à côte de ses plus belles années de vie. Elle avait construit son avenir en Bosnie et a dû changer de cap. Jamais elle ne fera d’études de droit. Elle a été cuisinière en France, garde d’enfants et aujourd’hui est médiatrice au service scolaire.
— Je n’ai pas fait ce que je voulais faire, j’ai dû m’oublier en tant que femme, avancer et laisser mes sentiments de coté. Quand on se retrouve avec les anciens camarades, c’est étrange. La moitié de ma vie est ici, l’autre là-bas. Qu’est ce qu’on est nous ? Etranger là-bas, étranger ici aussi.
En 1998, Suvada est retournée en Bosnie.
— Il y avait de la joie, je retrouvais des amis et mes racines. Mais la guerre a laissé des traces partout. Tout est à refaire, le pays était détruit. La Bosnie n’est plus le pays que j’aimais, cela n’est plus mon pays.
Aujourd’hui Suvada est mariée, à un Bosniaque, et leurs enfants sont français. Sa maman vit auprès d’elle, à Mont de Marsan. Après deux frères tués en Bosnie, elle s’est résolue à rejoindre Suvada.
— Elle a bien fait, les traumatismes de la guerre avaient provoqué une maladie. En France, elle a été opérée et sauvée. Ma mère a eu une vie dure, c’est une battante. Elle a provoqué mon destin.