Témoignage de Ruth – 39/45

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Témoignage de Ruth
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D’Allemagne

Seconde Guerre Mondiale, 39/45
Ruth, née en Allemagne
« Évidemment les allemands sont fautifs mais on en veut surtout à Hitler, c’est lui qui a fait tout cela. »

En 1939, au moment de la déclaration de la guerre, Ruth a 13 ans et vit en Allemagne avec sa famille au bord du lac de Constance, à la frontière entre l’Autriche et la Suisse. Une terre idyllique, au nord des Alpes. De cette période trouble, elle se souvient de la privation, des restrictions et des bombardements. Et ces derniers furent nombreux.

La Suisse, neutre au conflit armée, éclairait de ses lumières les rivages du Lac de Constance, ce qui rendait la zone propice aux bombardements des alliés. (Français, Anglais, Russe). D’ailleurs le père de Ruth est décédé sous les bombes, en rentrant du travail, dans la rue, à l’âge de 56 ans. Un corps intact mais les poumons éclatés sous l’impulsion de l’onde de choc. Une tristesse profonde se répand alors et annonce l’enfer de la guerre.

La mère de Ruth prend donc en charge, seule, l’éducation de ses trois filles et de son fils grâce à la maigre pension de son mari.
Les difficultés sont nombreuses.

— Quand l’Allemagne a déclaré la guerre, j’étais jeune, 13 ans. Pour nous au début, ça n’a pas beaucoup changé, c’est après que c’était dur, quand les alliés sont entrés en Allemagne. Là, on comptait les pommes de terre dans le pot. Le peuple allemand a beaucoup souffert. Les alliés se sont servis. Ils prenaient tout. Moi je n’avais pas trop conscience du conflit, à cet âge-là on ne s’occupe pas de politique. Je me rappelle des alertes qui étaient nombreuses. Nous courrions nous cacher dans des caves. Enfin, au rez-de-chaussée ! Quand mon père était encore vivant, il nous disait « Couchez-vous ! Couchez-vous ! » Il ne fallait pas rester debout, les poumons pouvaient exploser à cause des déflagrations. Un jour, ma tante a eu une crise de panique. Nous nous y sommes mis à trois pour l’empêcher de sortir.

Ruth s’interrompt, submergée par le passé. Après un silence lourd, elle poursuit.

— On vivait dans l’horreur. Quand j’y pense, cela me rend malade encore, c’était difficile, très difficile. Un jour, la maison du voisin a reçu une bombe et notre toit s’est écroulé. Nous sommes partis vivre chez ma tante. Je me souviens avoir vu un bras sortir des gravats. Il faut dire qu’à côté du lac, il y avait des usines qui travaillaient pour la guerre. C’est là qu’on construisait les fameux V1 et V2. Ma ville, Fischbach, était donc une cible à ciel ouvert.

En Allemagne, comme en France, la seconde guerre mondiale a laissé des enfants sans père, des jeunes filles sans fiancé, des épouses sans mari et des mères sans fils. Ruth se souvient ponctuant ses silences d’un ‘C’était affreux’.

— Les jeunes, garçons et filles, devaient mettre l’uniforme SS et une cravate en cuir. Si on n’appartenait pas aux jeunesses hitlériennes, on n’était rien du tout, on n’existait pas. On ne pouvait même pas se révolter, on était privé de tout. Un cousin habillé en uniforme hurlait « Hitler je l’emmerde ! » Il est mort sur le front russe. Les hommes étaient enrôlés de force. Hitler a conduit son peuple à la mort. Il n’y avait plus beaucoup d’hommes en Allemagne. Tant de morts, tant de morts…

Ruth garde le silence, songeuse, et répète encore « C’était affreux ».
Le peuple allemand s’est remis difficilement du conflit et la guerre ne s’est pas arrêtée à l’armistice. Le pays était en lambeaux, entièrement détruit. L’Allemagne était devenue une terre vide. Les restrictions ont continué longtemps. La nourriture manquait, la main d’oeuvre aussi. Le processus de reconstruction a été douloureux. Le peuple n’avait plus rien.

— Évidemment on s’est mis à rebâtir, mais tout était par terre et on courrait après la nourriture. Tout a été très long. Tout était ruine. Et nous avons découvert les agissements allemands.

La fin de la guerre n’a fait que prolonger les souffrances. Le peuple allemand s’est réveillé avec le poids de l’histoire, et le cauchemar s’est prolongé à la lumière des révélations.

— Pendant la guerre, on voyait bien passer des prisonniers russes. On les conduisait dans des baraquements. Ils couchaient à même le sol. Mais nous n’avions pas trop connaissance des camps de la mort, seuls ceux qui vivaient à côte savaient. En fait, on était bouche-cousue. Quand on a vraiment su, par la radio, c’était l’horreur, je ne comprenais pas comment on peut faire des choses pareilles. Nous étions Allemands et avions fait cela.

Face à l’incompréhension, la vie se faufile et prend parfois des traits inattendus. C’est pendant une promenade le long du lac de Constance, avec une amie que Ruth rencontre un jeune français. ‘Il regardait de beaux cygnes et a demandé qu’on le prenne en photo’. Elle avait 17 ans, lui, soldat français, occupait son pays (jusqu’à Stuttgart l’armée française, au-delà les Anglais et tout au nord l’armée Russe).
Un coup de foudre et une histoire d’amour.
Ils se sont mariés très vite, en Allemagne. Ils n’avaient presque rien et échangeaient des étoffes contre de la farine qui était rare. Très vite, ils ont quitté le lac de Constance, direction Paris où une nouvelle vie les attendait. A son départ, Ruth quitte une terre matricielle défigurée, au dedans et au dehors. Grignotée par l’incompréhension, bafouée dans sa dignité, humiliée par le reste du monde, honteuse, à jamais honteuse.

Ruth, bien qu’allemande, a toujours été bien accueillie par les français. Et se souvient d’une entente cordiale entre les deux peuples après la guerre. Une communauté de souffrances selon elle.

— Les allemands ne haïssaient pas les français et réciproquement. C’était une entente mutuelle. Mon mari me disait souvent ‘Et dire que je me bats contre mes frères.’

Par amour, elle apprend une nouvelle langue, un autre mode de vie, un autre ciel, loin des rives douces du lac de Constance qu’elle aime tant. Plus tard, Ruth est retournée régulièrement se promener sur ses rivages de l’enfance, souvent avec son époux, en voiture et une dernière fois en 2005 avec sa petite-fille.

— C’était un endroit magnifique, dit-elle avec nostalgie. Les zeppelins passaient au-dessus de la maison, on aurait pu les toucher, on voyait les gens dans la gondole. C’était si beau.

Et ajoute avec gravité :

— Je pense encore à ce qui s’est passé et à ce qu’on aurait pu changer. Pourquoi les gens étaient si accrochés à ce type ? Il avait un pouvoir et persuadait n’importe qui. Moi, je l’ai pas aimé ce type. Il avait une sale gueule le Hitler ! Il n’était pas normal, c’était un fou !

La guerre incruste des incompréhensions cellulaires. Elle marque la chair et la mémoire.

On n’oublie jamais ce que l’on ne comprend pas.