Témoignage de Marcelle – 39/45

Portrait de Marcelle
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Témoignage de Marcelle - 39/45
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La guerre ? Elle change tout et c’est irréversible.

Seconde Guerre Mondiale, 39/45
Marcelle
Marcelle Pétillot épouse Ponge est née le 20 mai 1923 dans la Nièvre. Un frère plus jeune, des parents éclusiers et une enfance faite d’échanges et d’amour.

— Chez nous, ça discutait ! Mon père connaissait beaucoup de gens et beaucoup de gens le connaissait.

L’endroit était très joli et la vie à l’écluse, simple et belle.

— Sans électricité, on avait pourtant la TSF grâce à une batterie de voiture. Et surtout, nous avions le journal tous les jours.

Son père avait connu la Grande Guerre et y avait laissé un œil et une oreille. Des traumatismes douloureux qui se réactivent dès 1938 avec les accords de Munich.

— La guerre rodait. On savait. Pendant une année, on a continué les petits bals, insouciants, pourtant, quand la guerre a éclaté tout le monde s’y attendait.

Son grand-père a combattu en 1870, son père en 1914, le discours de la guerre en héritage est inscrit en elle. Une marque silencieuse. Une peur et une sorte de résistance cellulaires. Tout à la fois. « J’avais peur et pas peur ». Tout est dit. Supporter et résister, accepter et combattre.
Avant la guerre, les jeunes dansaient malgré les craintes et les grondements lointains.

— On était assez légers avec les menaces, on ne voulait certainement pas y croire. Et dans la Nièvre, nous étions privilégiés. Dans les villes, la guerre affame mais à la campagne, les champs sont des forteresses naturelles qui nourrissent. La campagne est une terre qui réconforte.

Marcelle a 16 ans, elle danse, va au bal et regarde les jeunes et beaux hommes de 21 ans, avant qu’ils ne partent se faire tuer.

— On se doutait que cela allait éclater mais on ne voulait rien savoir. A 16 ans, on a la vie devant soi. Les jeunes vivent, dansent et aiment. Quelle que soit la menace, la vie insiste.

Le 3 septembre 1940, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Là, Marcelle comprend que sa vie va changer.

— Au début de la guerre, un monsieur est venu nous dire qu’un Tchécoslovaque venait installer une usine près de chez nous. J’ai été embauchée. J’ai donc travaillé très jeune, à 16, 17 ans. La vie se déroulait à peu près normalement. Sans télévision, on ne savait pas trop de choses. Par exemple, et cela peut paraître étonnant, j’ai su longtemps après qu’Hitler était contre les juifs. Je savais qu’ils étaient pourchassés mais l’horreur des camps d’exterminations, je ne l’ai
découvert qu’après la guerre. Nous l’avons tous découvert bien après. Comment aurions-nous pu imaginer cette atrocité, cette inhumanité ? C’est impensable.

L’acte guerrier, celui qui se fait chair, signe le basculement vers l’irréversible. Avant l’acte tout est possible, après, tout est trop tard.

— Tout le monde était en révolution. Personne n’acceptait. Mais on devait bien se soumettre. Il y a eu la mobilisation générale et les premières lignées de jeunes hommes sont partis, en sacrifice.

Et les femmes sont restées toutes seules. Elles ont vu partir leurs maris, enfants et premiers amours sous les feux et les bombes. Mobilisés pour se battre, mobilisés pour mourir. Sous leurs yeux impuissants, les hommes ont disparu. « Ma voisine a perdu son mari et son jeune fils.» La guerre tue, détruit et transforme le cours de la vie.

— Les filles se mariaient à 18 ans quand les hommes revenaient du service miliaire. La guerre a changé cela.

On comprend à ces mots là, que la guerre décide, même de loin, elle dirige. On doit se soumettre. Comme aux soldats allemands qui entrent et se servent. Personne n’a envie de leur donner quoique ce soit. Ni le pain, ni les œufs, ni la voiture, ni le vin. On ne veut rien leur donner. Mais on le fait.

— Oui, on avait peur. Oui, on était révolté. Oui, on discutait à comment arranger les choses. Mais que faire ? On pouvait aider en ravitaillement et on compatissait avec notre cœur, c’est tout.

Une peur qu’on préfère taire. Pourquoi ce silence ? « Parce qu’il n’y a pas de mots »

La vie se déroule entre crainte et révolte, entre soumission et refus. Ce sentiment partagé et paradoxal atteste du tiraillement. En apparence la vie s’écoule, les cinémas restent ouverts, les commerces aussi. Mais en réalité rien n’est normal. Restrictions alimentaires, couvre-feu. En zone occupée,  les allemands venaient à tout moment dans les maisons et se servaient.

— Nous étions rationnés, on comptait tout. Eux, ils arrivaient et prenaient. Un jambon suspendu, du vin, un vélo qu’ils nous arrachaient des mains, littéralement. Mon mari que j’ai connu pendant la guerre, a refusé de leur donner son vélo. Il a lutté et résisté. J’en ris encore, quel courage ! Mais que voulez-vous ? Il a bien été obligé de le donner…

Le futur mari, épousé le 2 octobre 1945, était résistant. « On n’a jamais su où il se cachait ». Ces hommes de lutte ont la justice inscrite dans la peau. Une seconde nature. Ils se taisent, se cachent et agissent. Des actes discrets et efficaces, au péril de leur vie. Là, le geste honore et libère. Les résistants ont œuvré dans l’ombre et toute leur vie, ils seront ces combattants courageux.

— Après la guerre il est parti en Allemagne où je l’ai rejoint un an après.

De longues années de bonheur s’en suivirent. Mais aujourd’hui encore le regard de Marcelle retient des larmes lourdes à l’évocation des souffrances.

— C’était dur. Tout le monde se rappelle du bruit des avions, Nevers a été bombardé deux fois. On se cachait, terrorisés. Un jour, les allemands sont arrivés à la maison, j’étais dans ma chambre, ils cherchaient des terroristes disaient-ils. Je suis descendue et j’ai aussitôt levé les mains en les voyant. Comme si j’étais coupable.

On ne se débarrasse jamais des premières peurs. Elles se diffusent. On croit les oublier, évanouies et lointaines. Mais rien n’y fait. Elles ont été métabolisées. Les sensations sont tenaces. Soixante-seize ans après la fin du conflit, la peur saisit encore Marcelle, magnifique dame digne aux yeux clairs.

— Comme souvenir je ne garde qu’une haine de la guerre. Maman disait que depuis que le monde est monde, il y a toujours une guerre quelque part. Elle avait raison. On n’en finira jamais.

Après un silence profond, elle se reprend et d’un sourire d’une infinie douceur me montre une photo de son héroïque mari.

Il s’appelait Marcel, comme elle.