Témoignage de Jean-Jacques – Guerre d’Algérie

Portrait de Jean-Jacques
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Témoignage de Jean-Jacques - Algérie
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Je n’ai pas compris

Guerre d’Algérie 1954/1962
Jean-Jacques, né en Algérie
En 1954, Jean Jacques vit avec sa famille dans un petit village, en Algérie. Suite à la déclaration de la Guerre et à l’impossible avenir pour les français d’Algérie, il part en France, avec ses parents, en 1962, sans l’avoir choisi, pour construire à nouveau une vie. Ailleurs. Loin du sol nourricier qui l’a vu naître et grandir.

Ce qui frappe chez lui, c’est sa jeunesse et sa vitalité. La guerre était pour lui une source d’émerveillement. Fasciné par les avions, les voitures, les uniformes, comme le sont souvent les petits garçons, François porte sur les événements un regard curieux et ébloui. Chassant la peur, l’angoisse ou la crainte, il allait dans cette guerre comme dans un jeu où rien n’était banal et tout extraordinaire. Sa perception magnifiait les faits. Une sorte de regard magique qui transforme la peur en aventure.

Direct, il souhaite jouer au jeu des questions-réponses.

— Quel âge aviez-vous en 1939 ?

— J’avais huit ans en 1939, j’ai vécu toute la guerre dans les Landes, dans cette métairie avec mes parents. Le jour où on nous a dit qu’il y avait la guerre, j’étais avec des amis.
Au début, on habitait Mont de Marsan mais on a choisi de rentrer à la métairie. Mon père est parti « jouer à la guerre », à Montauban, à la caserne de cavalerie. Il est rentré rapidement. Mobilisé dans les combats d’arrière-garde, il m’a toujours raconté que c’était amusant. En 1943 sont arrivés les réfugiés alsaciens.

— Avez-vous des souvenirs précis ?

— Un matin, ma mère avait besoin d’essence pour la voiture, nous partons donc à Mont de Marsan où les allemands venaient d’arriver. Tout d’un coup, au détour d’un carrefour, je vois une voiture allemande, drapeau sur le capot. Moi j’ai des « yeux grands comme ça ». C’était des bataillons de chocs qui patrouillaient, ils étaient quatre ou cinq dans l’engin. Je passe mon temps à regarder. J’ai l’esprit curieux et tout m’amusait. Je les vois encore, j’étais émerveillé quelque part. Ensuite, le train-train de la vie a repris. J’allais en ville et j’avais même un passeport. Mais pour justifier ces allers-retours il nous fallait un prétexte. Ma mère qui voulait que nous apprenions la musique a eu l’idée de cours de piano en ville. On pouvait s’y rendre sans crainte. Avant 1942, la ligne de démarcation bordait Mont de Marsan.

— Quels souvenirs gardez-vous de l’occupation ?

— La cohabitation était banale. On croisait parfois des patrouilles armées. Les magasins étaient ouverts et on pouvait payer en marks. Il y avait aussi « les souris grises », des auxiliaires féminines de l’armée de l’air, habillées en gris, d’où leur nom. En ville, les allemands étaient partout, et sur les murs des interdictions ou panneaux en allemand. Une ville en deux langues. Ils avaient cependant ordre de ne pas être désagréables, je n’ai jamais vu le contrôle de papiers par exemple. En réalité, le silence régnait. On avait pris l’habitude de ne rien dire. Chez nous, à la métairie, il y avait beaucoup de gens qui arrivaient pour une nuit et repartaient au matin. Mon père les faisait passer, donc je ne disais jamais rien à personne. Rester discret et muet. On ne savait pas trop à qui se fier. Donc silence.

— Il y eu un bombardement à Mont de Marsan ?

— Oui, en mars 1944. Un garçon qui habitait à Mont de Marsan, arrive et hurle « tous en alertes, sur le pied de guerre, il va se passer quelque chose ! » On entend alors la sirène, « Sortez de classe, filez » dans les tranchées, à ciel ouvert. Les éclats passent au dessus de nous.

Les pions hurlaient « Mettez vous à l’abri ! » Nous, insouciants, on préférait regarder le ciel où 80 avions par blocs carrés défilent. J’étais émerveillé, je trouvais tous ces engins fabuleux, en dehors du risque bien sûr. Nous, nous rions, sans inquiétude, alors que le proviseur se cachait sous les tranchées. J’étais spectateur, il y avait tant de chose à voir.

Ce fut trois minutes de bombardement, de bruit, de fracas. Une pluie de feu venue des avions américains, les Liberators qui cherchaient à empêcher les Condors allemands de décoller. Venant de Londres, les B-24 passaient, rangés en colonnes, sans un écart. Une chorégraphie aérienne. Pour se protéger, les écoliers portaient leurs cartables sur la tête. Les avions arrivaient à 400 km/h. Il faut comprendre que Mont de Marsan était une base allemande importante qui logeait les Condors, patrouilleurs maritimes sur l’Atlantique, à long rayon d’action. Tout se termine et la sirène sonne la fin d’alerte. Mais soudain, une énorme explosion retentit.

— A la base militaire, il y avait du monde et les dégâts étaient importants, quinze personnes sont décédées. Quand les bombardements ont commencé, deux jeunes sont allés se cacher sous un pont, près d’un petit ruisseau. Une bombe est entrée et ils sont morts mitraillés comme des lapins. Le soir, avec un copain, on est allé faire un tour à la base. Près du petit pont, le sang des pauvres gars coulait, On a ramassé une poignée d’éclats de bombes. Puis, il y eut une messe avec les allemands qui étaient de tout cœur avec nous, parce que ces « salauds d’américains » avaient bombardé et tué. Il y avait une entente cordiale. C’est étrange mais c’est ainsi.

— Que saviez-vous des camps de concentration ?

— On savait que les juifs étaient raflés. Jusqu’en 1945, personne ne savait ce qui se passait précisément en camps mais on se doutait. Quand ils sont revenus et qu’on a compris. Je ne veux pas et ne peux pas en parler davantage.

En décembre 1944, il y a eu une parenthèse dans leur vie. François et ses parents partent au Havre, visiter la famille maternelle. La traversée de la Loire est dificile, les ponts sont coupés et détruits. La voix ferrée ne repose que sur quelques rails hésitants, posés sur pilotis. De sa fenêtre François, toujours curieux, contemple la Loire qui coule vingt mètres en dessous du train. A Paris, il embête tout le monde pour voir le musée de l’Homme, le musée de la Marine et le cirque d’Hiver. Un enfant insouciant et joueur.
Et c’est l’arrivée au Havre. La gare n’est pas en bon état, tout est détruit. En se dirigeant vers la maison familiale, ils constatent le désastre. Murs effondrés, vitres brisées, matériel cassé partout des éclats de ruines. Le Havre est coupé en deux, ce qui tient encore debout et le reste. Après une ligne il n’y a rien que des ruines…
Là, François se rend compte de ce que c’est la guerre.
Trois mois après le bombardement, il n’y plus rien, plus personne.

— On avançait parmi les restes de pierres. Les premières maisons étaient éventrées. Les armoires, les lits pendaient des ruines et une odeur inoubliable se répandait. Une odeur de bois brulé et mouillé. Une odeur de feu et de pluie. Une odeur tenace que rien n’effacera jamais. C’était tellement énorme, on restait les bras ballants. Imaginez la moitié de Mont de Marsan à plat, les plus hautes constructions à hauteur d’une fenêtre. Des bouts de murs qui s’effritaient, des amoncellements de ruines. Cela marque à vie. Sur le moment, je ne pouvais pas prendre conscience de tout cela. C’était trop gros, trop énorme.

Ce constat fait taire la magie des perceptions enfantines. Les ruines témoignent de l’atrocité du conflit, elles disent la vérité des combats et fixent à jamais la guerre dans la désolation du non sens.